Le dernier cloutier

Historiquement, une partie de l'activité industrielle et artisanale du Mortainais nait de la double richesse qu'offre la Forêt de La lande Pourrie : son bois, source d'énergie et son sous sol riche en fer et en silice. Le fer donnera naissance dès 1566 aux premières forges. La silice permettra le développement des verreries de Mortain.

Les cloutiers de Ger se situent dans la tradition métallurgique de la région. L'article qui suit, parut dans “La revue du Mortainais”, écrit en 1921 par A. Leneveu alors instituteur à Ger, est le dernier témoignage de cette industrie dans la commune.

Photo de la maréchalerie du Bourg. Nous ne possédons aucune photo des cloutiers.
© Collection privée

Les petites industries locales, les petits métiers qui contribuaient à la prospérité de nos campagnes et retenaient les paysans dans leurs villages, disparaissent les uns après les autres. Il n’y a plus de papeteries ni de papetiers dans le Mortainais qui en comptait un grand nombre il y a seulement soixante ans ; Mortain n’a plus qu’une filature sur trois bien achalandées qu’il y eut vers 1880 ; les tisserands même deviennent rares, et Ger a vu disparaître en 1913 une industrie qui fut très florissante dans le pays au commencement du siècle dernier ; la clouterie a eu pour dernier cloutier à Ger Dubois Almire, qui habitait au bourg et est parti s’installer à Beauchéne, dans l’Orne, où il a de nombreux camarades. Il est donc temps de donner une description de ce dernier petit métier qui ne sera bientôt plus qu’un souvenir dans notre arrondissement.

L’atelier du cloutier n’est pas une grande boutique ; il peut tenir dans cinq ou six mètres carrés : ses outils se composent d’une petite forge placée dans un angle, d’un lourd “billot” en granit ayant la forme d’un tronc de cône dont la petite base repose sur le sol, d’un soufflet de forge de dimensions restreintes, d’un marteau, d’une “enclumette”, d’une enclume, d’une clouoire, d’une refouleuse et d’une gouge. Ces cinq derniers objets sont scellés sur le billot en granit. Une pédale et une chaîne actionnent alternativement le soufflet et la refouleuse. Le cloutier reçoit de son marchand de clous, c’est-à-dire de l’acheteur du produit de son travail, des baguettes de fer, assemblées en faisceau d’un poids de 25 kg chacun. Chaque baguette mesure deux mètres de longueur et trois ou quatre millimètres d’épaisseur. Elle est coupée en deux bouts égaux par l’ouvrier. Le cloutier chauffe l’extrémité de deux baguettes à la fois. Il actionne le soufflet en appuyant sur la pédale avec son pied gauche. L’extrémité portée au blanc est mise rapidement sur l’enclumette, où elle reçoit quatre coups de marteau pour l’allonger, sur l’enclume où elle reçoit quatre nouveaux coups pour la transformer complètement en pointe, sur la gouge pour la couper à la longueur convenable. La pointe coupée est ensuite enfoncée de deux coups de marteau dans la clouoire ou matrice. Un mouvement du pied gauche sur la pédale fait tomber brusquement la refouleuse sur la tête, comme la clouoire est un moule pour la pointe. Le clou est achevé. D’un petit coup sec sur un ressort, il saute et va rejoindre ses pareils précédemment faits. Il faut donc au total douze coups de marteau pour faire un clou. Ces 12 coups sont donnés par l’ouvrier habile avec une vitesse qui semble extraordinaire et qu’une longue habitude seule permet d’obtenir. Un bon cloutier, c’est-à-dire celui qui sait chauffer son fer toujours à point, sans le brûler, obtient 22 kg de clous avec 25 kg de baguettes de fer. Il est payé à raison de 0 f 60 le kg de clous fabriqués. Il arrive ainsi à gagner de 20 à 24 F par semaine. Il travaille de 6 heures du matin d 10 heures du soir ; il prend une heure de repos à 8 heures, 2 ou 3 heures à midi, et une heure dans la soirée. Son travail est très fatigant. Constamment, même l’hiver, le cloutier sue, parce qu’il est placé près de sa forge et parce qu’il travaille toujours activement : l’activité est nécessaire pour que le fer chauffé soit transformé en clou avant son refroidissement. Le poids du corps repose presque toujours sur la jambe droite, cette jambe fatigue beaucoup plus que l’autre, et très souvent le soir elle est engourdie et presque insensible à force de rester sans mouvement sous le poids du corps travaillant avec les mêmes gestes sans cesse répétés.

Les clous fabriqués à Ger étaient des clous à sabots, à souliers, et non des pointes ; ils étaient à tête ronde, ou carrée, ou polygonale ; la refouleuse-moule donnait toutes les formes que l’on voulait, et Ger fabriquait même le clou bêcheron, le clou gendarme pour les talons, les clous tête de vache, etc. Ne cherchez plus de cloutiers, à Ger ; vous y trouveriez seulement quelques billots-enclumes abandonnés ; deux gisent devant la maison du garde champêtre de la commune qui fut lui-même fabricant de sécateur.